La CFTC a fait parvenir ce jour une lettre ouverte à Jean-Louis Borloo,
ministre de
l'emploi, du travail et de la cohésion sociale
Monsieur le Ministre,
Certes, le pire n’est jamais sûr, mais la période actuelle n’incite
guère à l’optimisme !
Deux raisons à cela : le plan d’urgence pour l’emploi ne répond pas
aux inquiétudes exprimées par les Français au printemps dernier, et la
nécessaire inflexion sociale de la politique économique n’est pas au
rendez-vous.
Ce plan est la dernière illustration du fossé qui se creuse entre ce qu’il
est convenu d’appeler les élites et le reste de la Nation. Force est,
en effet, de constater que la France d’en-haut s’obstine à refuser de
voir la réalité que vivent nos concitoyens. Dans leurs entreprises ou
leurs administrations, ils assistent à la dégradation de leurs
conditions de travail et d’emploi. Dans leur quotidien, ils constatent,
impuissants, la baisse de leur pouvoir d’achat : en ce début septembre,
les familles doivent faire face au surcroît de dépenses consécutif aux
achats des fournitures scolaires, auquel s’ajoute, cette année, l’augmentation
des prix du pétrole. D’où un fatalisme, né de l’impuissance à se
faire entendre, et un repli sur soi.
Les Français ont pourtant dit clairement le 29 mai 2005 ce à quoi ils
aspiraient : un gouvernement capable de répondre, en vérité, à
leurs inquiétudes face à l’avenir, de proposer un projet politique
porteur d’espérance.
On peut comprendre la démarche qui a inspiré le plan d’urgence pour
l’emploi… à conditions d’être employeur. Plus de souplesse
pour les entreprises, plus de risques et d’insécurité pour les
salariés : tel semble être le credo de l’Etat. Mais un gouvernement
est-il bien dans son rôle lorsqu’il cède au lobbying d’une toute
petite partie du pays ? Dans ma grande naïveté, je pensais qu’il
devait être le garant du bien commun, ou de l’intérêt général selon
l’endroit " d’où l’on parle ". Dans les discussions qui
ont précédé la rédaction des ordonnances, les organisations de
salariés n’ont été que très peu entendues. La méthode n’est pas
nouvelle… L’actuel Premier ministre s’est approprié une pratique
qui consiste à organiser des réunions où chacun est invité à s’exprimer,
où chacun est écouté poliment, mais où ne sont retenues que les
lamentations du patronat.
Le gouvernement auquel vous appartenez a-t-il pris la mesure des effets
pervers que les ordonnances contiennent en germe, et qui finiront par se
révéler tôt ou tard ? Le Contrat nouvelle embauche risque de
réduire les possibilités pour les salariés de se projeter dans l’avenir,
de trouver un logement, de contracter un prêt bancaire, de fonder une
famille, de vivre sereinement… Pendant deux ans, les titulaires de ce
type de contrat vont vivre en pointillés. Au lieu de relancer l’économie,
cette mesure, qui fragilise l’emploi et précarise les salariés,
pourrait bien, au contraire, la paralyser.
On annonce une rentrée chaude. Mais comment pourrait-il en être
autrement ? Au nom de la lutte contre le chômage, les gouvernements
qui se succèdent depuis une quinzaine d’années fragilisent
considérablement la situation des travailleurs, engageant la société
française sur la voie de la paupérisation. Les employeurs avaient-ils
vraiment besoin de ce bonus supplémentaire de flexibilité que constitue
le CNE pour faire tourner leurs entreprises ? Etait-il nécessaire d’instaurer
un énième type de contrat de travail et d’accorder un délai de deux
ans aux entreprises pour " consolider " un emploi ? Dans le
contexte social et économique actuel, était-il utile d’accroître une
forme de précarité de l’emploi qui renforce le mal être ambiant et ne
permet pas de bâtir une société qui va de l’avant ?
Le contrat nouvelle embauche, qui donne à l’entreprise de vingt
salariés au plus la possibilité de licencier les titulaires de ce
contrat sans motiver sa décision, sans même le recevoir, est une grave
atteinte à la dignité de la personne. Une fois cette mesure acquise,
rien ne peut nous garantir que ce seuil ne sera pas revu à la hausse, au
détour d’une nouvelle loi ou d’un amendement parlementaire de
dernière minute inspiré par les organisations patronales qui le
revendiquent déjà.
Ce nouveau contrat qui conduit le gouvernement à déroger aux règles de
droit nationales et internationales méritait-il de mettre la France
hors-la-loi : notre pays a, en effet, ratifié la convention de l’Organisation
internationale du travail qui garantit au salarié le droit à ne pas
être licencié sans motif valable. Vous nous amenez donc à engager,
prochainement, un recours devant le Conseil d’Etat.
L’ordonnance sur l’aménagement des règles de décompte des
effectifs n’est pas plus exempte de griefs. Le salarié âgé de
moins de 26 ans ne sera plus pris en compte dans le calcul de l’effectif
du personnel de l’entreprise pour l’organisation d’élections des
représentants du personnel. Cela introduit une discrimination sur l’âge
tout à fait inacceptable. Quelle crédibilité peut avoir un pays qui s’engage
publiquement contre les discriminations, à Bruxelles ou à Genève et
pratique le contraire dans ses dispositions législatives ? Ce faisant,
vous signifiez aux jeunes qu’ils ne comptent pour rien et à l’ensemble
du pays que les instances de dialogue social sont un obstacle à l’emploi
: belle illustration de démocratie sociale !
Une fois de plus, le gouvernement agit dans l’urgence, sans avoir
mesuré l’efficacité de ce qui a déjà été fait. Dernier exemple
: aucune évaluation ex post incontestable n’a jamais été faite des
allègements de cotisations sociales patronales et pourtant, ces mesures
sont reconduites, malgré leur caractère pervers du point de vue
économique et social. C’est désormais aux contribuables d’assumer
les cotisations des entreprises qui se déchargent de leurs
responsabilités sociales et sociétales. En faisant supporter aux
salariés les risques qui incombaient jusqu’à présent aux
actionnaires, le gouvernement et le Medef jouent aux apprentis sorciers ;
j’ose espérer que ce n’est pas consciemment.
Pour toutes ces raisons, je vous demande solennellement, Monsieur le
Ministre, de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour revenir sur ces
points litigieux et ouvrir une concertation approfondie avec les
partenaires sociaux. Celle-ci aurait pour objet de chercher des pistes
réalistes pour favoriser l’emploi. Seule une mobilisation de tous sur
une politique lisible, juste et donnant des perspectives d’avenir pourra
remettre le pays debout.
Face à l’aveuglement des élites et au désenchantement de nos
concitoyens, il est de notre responsabilité de corps intermédiaires, de
vous informer de ce qui ne va pas, et de chercher ensemble (syndicats et
patronat) des réponses appropriées. Pas question, pour nous, de céder
à la tentation du grand soir. Des solutions alternatives existent, seul
un véritable dialogue social peut les faire émerger. On ne peut pas se
contenter des effets d’annonce. Au lendemain de la manifestation du 10
mars 2005, le gouvernement s’est engagé à débloquer les minima
salariaux dans les branches et à rouvrir des négociations dans le
secteur public ; ces deux dossiers doivent impérativement être repris. L’heure
est au passage à l’acte : une nouvelle réunion de la sous-commission
salaires de la Commission nationale de la négociation collective s’impose
pour évaluer les actions engagées.
L’Etat, parce qu’il est garant du bien commun, doit créer les
conditions de ce dialogue, inciter les partenaires sociaux à se réunir
avec obligation de résultats, au moins sur les sujets essentiels. Le
Medef doit renoncer à la dérive lobbyiste qui le caractérise depuis
1998. Les salariés et leurs organisations syndicales ont montré qu’ils
étaient prêts à des efforts à condition qu’ils soient partagés et
qu’ils ouvrent des perspectives réelles d’une vie meilleure pour eux
et pour leurs enfants.
En choisissant de nous recevoir avant d’annoncer ses orientations
politiques, le Premier ministre nous avait donné ce que nous avons lu
comme un signal fort : celui d’une volonté de concertation et de
recherche de consensus. Je vous demande aujourd’hui, de revenir à cette
logique. C’est à ces conditions que le pire pourra être évité.
Le 24 août 2005
Jacques Voisin
Président de la CFTC
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